Said Sadi, Le pouvoir comme défi
Le mano a mano franco-algérien (3/3)
Mémoires
Deux destins que tout invite à la composition (3/3)
Après la question de la participation du RCD au pouvoir, celle des violences islamistes et du déni des autorités qui engageaient le pays sur la voie de l’amnistie (« Pourquoi rejoindre Bouteflika ? ») ; après le témoignage de Said Sadi sur l’assassinat de Matoub Lounès et le Printemps noir en Kabylie (« La société kabyle dans la tourmente »), voici la troisième et dernière partie du compte-rendu du tome IV des Mémoires de Said Sadi. Deux thèmes en forment l’ossature : celui de la nation algérienne et celui des relations entre l’Algérie et la France ou comment les logiques étatiques et le thème de la victimisation (à gauche notamment) parasite « deux destins que tout invitait à la composition ».
L’autre thème important abordé par Said Sadi porte sur le concept de nation algérienne et la remise en question de la doxa nationaliste servie telle « une épopée aseptisée par la propagande, présentée comme une réussite sans aspérités ni zones d’ombre ». Partant, il pose quelques questions sacrilèges qui ont à voir avec Abane Ramdane ; le rôle de l’armée des frontières, « bourreau de l’Armée de libération nationale, l’ALN » ; avec Boumediene qui n’a jamais mis les pieds en Algérie pendant la guerre… Est-il possible, interroge l’auteur, en Algérie, de poser la question de savoir si « d’autres méthodes de lutte », « moins sanglantes » étaient possibles ? Couplé à « une haine de soi » qui fait des traditions algériennes des « archaïsmes », Said Sadi invite à se libérer du complexe du colonisé et libérer le pays « des mimétismes du jacobinisme français et du léninisme et d’une mythique Oumma » pour « puiser dans les héritages locaux, les cultures locales, l’histoire locales y compris institutionnelle, repenser le monde et le monde de demain à partir de l’Afrique » et en l’occurrence de l’Algérie. Ce faisant, il rejoint une démarche déjà entamée par nombre d’intellectuels et de penseurs africains[1] qui, renouvelant la pensée africaine, invitent à une « décolonisation mentale ».
A propos de « décolonisation mentale », qu’en est-il entre la France et l’Algérie ? Alors qu’on nous rabâche ad nauseam que le couple franco-algérien est particulier, n’est-il pas temps d’installer des relations adultes entre le nord et le sud de la Méditerranée comme le suggère l’auteur ? Cette relation, qui courre de Dunkerque à Tamanrasset, et depuis si longtemps, renferme quelques éclairages de portée universelle. A commencer par la banale aspiration à vivre en paix et dans la dignité – condition première à l’arrêt des émigrations pour interpeller des démocraties occidentales souvent sourdes à ces aspirations.
A la différence de la Turquie, de la Tunisie, de la Libye, voire de l’Albanie, le régime d’Alger ne reçoit aucun subside pour devenir le garde-barrière d’une Europe contaminée par la peur de l’invasion migratoire. Pour autant, Alger a su bénéficier des incohérences du nord pour torpiller son opposition démocratique, l’affaiblir. Et c’est ici que revient la question des migrations : « À force de faire passer des intérêts égoïstes du Nord devant les mécanismes qui peuvent instaurer la démocratie, l’Union européenne contribue à l’entretien d’un système politique prédateur qui est la première cause de la crise. La réponse à l’intégrisme c’est la démocratie et non le maintien ou le soutien à l’arbitraire qui est le principal carburant des partis islamistes ». Et la réponse à l’émigration, c’est la démocratie. « On ne peut pas chercher à prémunir l’Europe de l’extrême droite et travailler à la promotion d’une ordre politique bien plus nocif en Algérie. Je vais me répéter. La réponse au totalitarisme, qu’il soit intégriste ou militariste, c’est la démocratie. » Et le régime algérien, Bouteflika au premier chef, sait faire vibrer la corde tiers-mondiste pour mieux « culpabiliser l’Occident qui devait s’abstenir d’exiger des engagements démocratiques ».
Ici l’auteur pointe, plusieurs fois dans le livre, la gauche française, et singulièrement les leaders du Parti socialiste accusés de réduire « l’alternative algérienne à l’alternance entre le militarisme et l’islamisme », et partant d’isoler les forces progressistes algériennes, en l’occurrence, dixit l’auteur, le RCD. « Un autre élément consolida le statut de gérants naturels et légitimes des dirigeants de la guerre : l’intime connaissance qu’en avaient les observateurs occidentaux, notamment la gauche française qui s’était posée en observatrice, juge et, par la suite, inspiratrice de la destinée de l’ancienne colonie. (…) les médias français restaient le baromètre qui validait ou disqualifiait les décisions qui se prenaient à Alger. Or, ces organes, imprégnés de la guerre, ne nous connaissaient pas ».
Sont visés ici « la ligne complotiste » du Parti socialiste », les quotidiens Libération et accessoirement Le Monde, les éditions de La Découverte et puisqu’ils sont nommés, citons : Lionel Jospin, l’écologiste Dominique Voynet, les journalistes Josée Garçon, Edwy Plenel, l’éditeur François Gèze… Il dénonce « une vision abracadabrante et toujours toxique », signe d’« dérèglement intellectuel et du désarmement éthique de la social-démocratie française » : « le marché de l’hémoglobine algérienne [était] accaparé par les factions trotskistes essentiellement disséminées dans la presse (…) qui assuraient que seuls les partis islamistes ou leurs alliés s’opposaient réellement au système ». Autrement dit l’alternative aux militaires d’Alger serait les islamistes – appelés à l’époque « modérés » – et leurs cautions démocrates. De cela, le système algérien sait tirer profit pour raffermir sa respectabilité en « usa[nt] et abusa[nt] de la culpabilité post-coloniale quand il était mis face à ses dérives ».
A contrario, il salue, au gré des années et des rencontres, des « esprits indépendants » y compris au PS dont : Yvette Roudy, Georges Morin, Jean-Pierre Chevènement, Hubert Védrine ou Bertrand Delanoë. Il ajoute les journalistes Daniel Leconte (ARTE), Véronique Taveau, Florence Beaugé, ou des personnalités à l’instar de Bernard- Henri Lévy et André Glucksmann. Il rend hommage à Soheib Bencheikh et rend hommage à Simone Veil qui, en 1998 dans le cadre d’une Mission d’information des Nations Unies, avait tenu à signaler les épreuves « particulièrement douloureuses vécues par les femmes et les enfants », victimes des commandos des GIA.
Autre aspect des relations Nord-Sud dans un contexte migratoire aigu : la « diaspora » algérienne. « Seule l’émigration échappait à son emprise » écrit Said Sadi à propos d’un Bouteflika méfiant à l’égard de ces Algériens de l’extérieur, face à un Said Sadi qui invite à « en finir avec la diabolisation de la diaspora » : « Beaucoup affichent une grande disponibilité à apporter leur savoir-faire si un accueil digne leur était assuré ».
Parasiter deux destins que tout invite à la composition
Revenant sur l’annulation de la venue d’Enrico Macias en Algérie, sur l’année de l’Algérie en France, sur les projets de lois faisant du 19 mars une « journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc » ou celui sur « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord », l’auteur montre que pour les deux pays les relations algéro-françaises sont « une question de politique intérieure » : « Il se confirmait que des deux côtés de la Méditerranée, l’histoire partagée était un levier stratégique actionné par les tendances partisanes les moins pondérées au sein de chaque nation pour des raisons de politique intérieure ». Ici « les hiatus des polémiques mémorielles » forment un récurrent levier pour « [parasiter] deux destins que tout invitait à la composition ». Ce que Madjid Yousfi résuma par cette formule : « Ces invectives sont notre rhumatisme. On ne va pas en mourir mais nous devons savoir que les crises reviendront et que cette maladie ne connait pas de traitement de fond. »
En France, tandis qu’à droite et surtout à l’extrême droite, des personnalités et des courants ne se sont pas remis de l’indépendance algérienne, une partie de la gauche qualifiée de « compassionnelle », joue, elle, de la victimisation du Sud pour mieux s’ériger en « protecteur, conseil et, pourquoi pas, tuteur de l’ancien colonisé ». Pendant ce temps, en Algérie « il est des Algériens qui mènent une guerre anti-coloniale à retardement comme d’autres cultivent la haine ». A propos de la rencontre de football entre les deux pays, l’auteur avance que « les auteurs des troubles que comptaient manipuler les services de renseignement algériens étaient captifs de réseaux mafieux connectés à une Internationale islamiste. » ce qui n’a jamais été démontré, ni par la justice française ni par les études universitaires[2].
Et le 2 mars 2003 Jacques Chirac vint à Alger. « Les Algériens plébiscitaient un chef d’État étranger et ignoraient leur Président ». Il « souhaitait initier avec des partenaires du Sud une profonde réforme de l’ordre mondial afin de parvenir à une rétribution plus équitable des matières premières et appréhender collectivement de nouvelles approches environnementales. À ce moment précis, le couple algéro-français aurait pu être pour la Méditerranée occidentale ce que fut le couple franco-allemand pour la construction européenne. » Problème : « pour la police politique, des relations algéro-françaises stables impliquaient des modes de fonc- tionnement qui perturberaient fatalement l’opacité systémique sur laquelle était bâti le régime algérien depuis toujours ». Lorsqu’en décembre 2007 le président Sarkozy se rend à son tour à Alger en visite d’État, c’est pour reprendre le mano à mano délétère avec les autorités d’Alger.
Belkacem At Salem
Said Sadi, Le pouvoir comme défi : 1997-2007, Altava Eds 2024, 450p., 30€
Lire : Pourquoi rejoindre Bouteklika ? (1/3) et La société kabyle dans la tourmente (2/3)
[1] Voir par exemple les travaux du Ghanéen Kwame Anthony Appiah, du Camerounais Jean-Godefroy Bidima, des Sénégalais Souleymane Bachir Diagne ou Felwine Sarr, du Zimbabwéen Sabelo Ndlovu-Gatsheni ou de Dénètem Touam Bona… Ces penseurs et travaux viennent bouleverser les questions épistémiques c’est-à-dire bousculer les concepts occidentaux, en inventer d’autres , penser à partir des réalités et des notions africaines.
[2] Gastaut, Y. (2008). « Le sport comme révélateur des ambiguïtés du processus d’intégration des populations immigrées. Le cas du match de football France-Algérie ». Sociétés contemporaines, 69, 49-73.Consulter sur Cairn.info ; Harzoune, M. (2003). Psychodrame autour d’un ballon rond. Hommes et Migrations, 1244, 54-64 ou, Fabien Beyria, « Les constructions sociales du match de football France-Algérie » https://shs.cairn.info/revue-staps-2010-2-page-43?lang=fr