En ce matin du 3 mai 2020, il pleut dans le ciel de ce premier dimanche de mai. Triste journée d’assignée à résidence, comme des millions d’individus en France et dans le monde. La pandémie du COVID-19 a engendré des habitudes inhabituelles dans notre quotidien.
Au coin de ma rue, je n’aperçois plus s’agglutinant, à l’entrée du café des Sports, les futurs « millionnaires du dimanche » pariant une partie de leur salaire gagné à la « perce-misère ».
Ce matin, la pluie tape sur les vitres de ma chambre. Pourquoi cette pluie perle-t-elle dans mes yeux et dans mon cœur ? Terrible nouvelle de la nuit, Idir s’en est allé… Dans ce matin, trop silencieux, les oiseaux sont comme endeuillés, je ne les entends pas chanter… même le merle moqueur s’est tu, respectueux du chagrin de toute la grande famille du poète, du chanteur-interprète, Idir. Tous ses enfants et sa montagne de Kabylie (« Adrar Inu ») le pleurent.Sur mon téléphone portable, une pluie de messages. Mon chagrin trouvera son apogée entre le message de mon amie Claudine, avec « Lettre à ma fille »… et celui de mon frère, Adnane, avec la chanson « Cfiɣ » (« Je me souviens ») : « A Idir qui avait des frères et des sœurs, des ami.e.s qui regrettent sa poésie et celle de ces ancêtres. Paix à son Ame. »
« Celui qui n’a pas de fraternité [et de sororité] est seul.e finit par être piétiné.e… ».
Je me souviens… Grâce à mes frères et particulièrement à ma sœur Wahiba, à l’âge de 16 ans, en cette année 1977, se produit un évènement majeur dans ma vie. Dans cette salle mythique du Palais des Glaces1, je vis mon premier concert dans une VRAIE salle de spectacle. C’est un chanteur algérien, Idir. Il semble que cela soit son premier concert en France, à Paris. Une première fois commune sans jamais nous rencontrer.
Jusqu’à ce jour, la chanson algérienne, ce sont les mélodies de Saloua, Nora, les chansons traditionnelles des mariages algérois, les grands maîtres du chaabi, «Warda Beida » de Rabah Driassa, etc.
Arrive sur scène, un jeune homme, vêtu simplement. Une chevelure noire, mi-longue encadre un visage aux traits fins, un grain de beauté au-dessus de la lèvre. Sa paire de lunettes à la (presque) Nana Mouskouri… Aux premières notes, d’A vava inouva, je découvre une langue méconnue. Il vient de soulever une multitude de questions dans mon esprit pris en tenaille par l’émotion et l’agitation. Attendrie par la beauté de sa voix et de la mélodie, je me mets à rêver, au jour, où je chanterai dans les chœurs…
Tout au long de ce concert, une unique question : « Pourquoi cette langue m’est-elle inconnue » ?
Idir a souscrit à ma compréhension, quelques années plus tard, des choix politiques et culturels des néo-colonisateurs Ben Bella, Boumedienne. Ils sont très révélateurs de l’absence de pluralisme à tous les niveaux, même si je suis une très jeune militante.
Idir, c’est une partie de ma jeunesse, cette « Beurette» fille d’immigré.e. et de l’Exil. Idir c’est l’Histoire de l’Algérie, et d’un engagement politique. Bien au-delà du pourtour de la Méditerranée, Idir n’a jamais été un chasseur d’Etoiles… il restera un chasseur de Lumières. Idir, c’est l’immensité d’une vie vouée à éveiller nos consciences d’hommes, de femmes, de sœurs, de frères, autour de la chanson kabyle, pas uniquement comme porte-voix d’une poésie ancestrale où toutes les pudeurs filiales sont défiées dans « Ssendu », « Welma », « Lettre à ma fille ». Idir, ce sont ces mélodies si douces mais ses paroles si justes et sans équivoque quand « Tagrawla » frissonne et révolutionne l’Amaziɣ.
Idir, c’est la « Maison bleue », Maxime Le Forestier, Aznavour, Cabrel, quand chacun de nous (re)devient Kabyle… et que nos « Identités » s’éveillent et se mêlent pour œuvrer à l’émancipation de l’Humanité.
« Pour que la chanson kabyle sorte de cette espèce de ghetto doucereux où elle a tendance à couler des heures tranquilles, il faudrait que beaucoup de choses changent dans la tête des gens. Il faudrait qu’il y ait une certaine évolution dans leurs mœurs, dans leurs manières de vivre, de voir. J’ai l’impression qu’elle ne répond plus aux questions que les gens se posent. Elle est redevenue une sorte de stéréotype où l’on sait qu’il faut placer telle ou telle instrumentation. »
(Idir, Tiddukla N° 3, 1985)
« J’ai eu la chance d’avoir une grand-mère et une mère poétesse »
(Idir, Actualités et culture berbères, n° 56/57, 2007)
1-Le Palais des Glaces est une salle de spectacle parisienne édifiée en 1876 au 37 rue du Faubourg du Temple – Paris 10ème. Spécialisée dans le café-théâtre, elle oscille entre music-hall et théâtre. La salle est entièrement reconstruite en 1924 pour devenir le Grand cinéma du Palais des Glaces (façade recouverte de miroirs). En 1970, la salle abandonne le cinéma et redevient salle de spectacle de musique (Marcel Dadi, Touré Kounda, Nina Simone, les Clash….).
Au titre de tous les illustres artistes qui s’y sont produits, la Direction du Palais des Glaces peut s’enorgueillir d’avoir reçu le chanteur Idir en 1977.