Quand ma mère parlait de la famille Cheriet, elle disait « axxam nneɣ » (notre maison). Hamid était mon oncle maternel. J’ai longtemps ignoré ce lien de parenté que j’avais avec lui.Quand je me suis éveillé à la musique, on écoutait à la maison la chaîne 2 qui diffusait des chansons en kabyle. Comme pour beaucoup, en ce temps-là, c’était notre seul repère, pour aller à l’école quand elle annonçait « Il est 7h30 du matin ».
Elle diffusait des chansons demandées par les auditeurs et le programme se terminait à 9h du matin. Quand parmi ces chansons, il y avait une de Idir, ma mère de s’exclamait « Wagi d Hamid nneɣ » (« celui-là, c’est notre Hamid »). Parti depuis longtemps en France, je n’avais pas eu l’occasion de le rencontrer. A l’époque, les chanteurs n’étaient pas accessibles pour des adolescents comme nous ; quant aux écrivains, ils étaient pour nous tous morts. C’est en 1982 que j’eu enfin l’occasion de le voir, lors de son mariage célébré au village. Ma mère fut de la fête mais je ne pouvais pas l’approcher. Il était trop sollicité. Il y avait beaucoup de monde.
J’étais dans la foule et malgré tout un peu fier de tout cet engouement autour d’un de mes oncles.
Arrivé en France, en 1991, j’atterris dans les Hauts de Seine. La communauté d’At Yani était déjà fort nombreuse et ancienne dans la région parisienne. Mes contacts m’emmènent au 20ème arrondissement de Paris, plus précisément à Ménilmontant. C’est là que l’ACB (l’Association de Culture Berbère) avait son siège. Un lieu où on se sentait en sécurité et pas dépaysé. Idir y venait souvent. Au « Petit balcon », le bistro d’en face, il venait y rencontrer « du pays ».
Dans la décennie 90, beaucoup de journalistes avaient fui le pays à cause du terrorisme. L’ACB était devenue leur lieu de ralliement. On y venait pour prendre des nouvelles du pays. On était certes sur le territoire français, mais dans le terroir algérien. Idir était souvent là. On se voyait régulièrement, mais, je n’osais pas lui dévoiler mon identité ; par pudeur. On jouait aux dominos. Il y avait Idir, Tarik Ait Hamou, Méziane Ourad et moi. Un jour, alors que je faisais équipe avec lui contre Tarik et Méziane, on gagna la partie. Méziane Ourad lui dit : « Hamid, tu sais que Bezi[i] est de chez toi ? » Il me demanda alors mon nom. Quand je lui déclinai mon identité, il fut étonné et visiblement fâché. Il me gronda pour ne pas m’être présenté à lui depuis le temps où on s’était rencontré. Il ne me connaissait que par mon prénom. Il découvrait le fils de sa sœur Dadi qu’il aimait beaucoup. C’était un moment particulier. « Je me disais bien qu’il y avait quelque chose dans l’air pour qu’on ait une telle complicité toi et moi. » me dit-il. On se comprenait en effet aux gestes et aux regards.
Une anecdote : quand on jouait aux dominos, il me disait : « si je touche mon nez, c’est que j’ai le double-six et si je touche mon menton, c’est le double-cinq ». Tarik et Méziane doivent savoir, maintenant, trente ans après, pourquoi ils perdaient…
Depuis, nous ne nous sommes jamais plus quittés. Une grande complicité s’est installée entre nous. Nos liens n’ont jamais connu de ruptures. Nous nous rendions souvent visite, il venait chez moi et j’allais chez lui pour parler de tout et de rien. Il aimait parler du village et prendre des nouvelles des gens qui y vivaient. Il en avait la nostalgie. Il m’avait beaucoup appris sur l’histoire et les liens de familles au village, il les connaissait tous et toutes. Faut-il ici évoquer le plaisir qu’on avait à regarder les matchs de foot du championnat français ou des Coupes du monde ? Il connaissait tous les joueurs et lui-même était un fin tacticien. Faut-il aussi évoquer la chance que j’avais eu d’avoir accès à son studio de musique à la maison, où nous jouions des airs traditionnels. Il m’avait fait l’honneur, de l’accompagner dans une chanson, « Ccac Lwiz », sur la scène de l’Olympia de Paris et pour l’enregistrement d’un CD. Il m’avait aussi, bien souvent, éclairé sur les faiblesses des nôtres. Un jour, alors que nous étions attablés au Petit balcon, voilà qu’un client prétendait être lui-même musicien et tout connaître en la matière. Feignant l’admiration, Hamid lui demanda malicieusement s’il connaissait ce grand artiste nommé « Jacob Delafon »[ii]. L’autre lui répondit avec fierté « mais bien sûr ! Mais bien sûr ! » Son humour nous faisait rire tous les jours et rythmait notre quotidien. Il m’avait tout donné jusqu’à son dernier regard, ce vendredi 1er mai 2020, quand le SAMU est venu le chercher chez lui, pour le transporter à l’hôpital Bichat… Merci pour tout Hamid. Merci pour tout Idir.
« Sans cette culture je ne suis rien. »
(Idir, Actualités et culture berbères,
n°29, 1999)
« Je me suis construit localement. Je suis le pur produit de mes parents, au départ, et ma première culture, c’est l’amour de ma famille. »
(Idir, Actualités et culture berbères,
n° 56/57, 2007)
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[i] Diminutif de Méziane
[ii] Jacob Delafon est le spécialiste de la fabrication de matériel pour les sanitaires, à commencer par les toilettes… où comment Idir renouvelle ici la fable du Singe et du Dauphin de La Fontaine…