Le mythe de la Kahina
Ce texte est le fruit d’une colère faisant suite à un différend domestique au sujet de la composition, du contenu et de la provenance d’un vase d’un rouge sang écarlate, qu’on penserait vite au Graal, dans ma famille depuis au moins l’époque d’un cousin nommé Clovis ou de sa soeur marié à un général dont le nom est César ou Alexandre ou Tartuffe. La rédaction s’est faite dans la foulée et sans aucune prise de recul. Entre temps, le vase s’est brisé. Il était pourtant signé. Salé ou Saladin ou Saladier. Nous n’avons pas cherché à le remplacer, ça porte malheur. Depuis cette date, j’effectue un pèlerinage régulièrement du côté ouest de Roncevaux où le destin m’a choisi avec d’autres pour sortir des ténèbres Durandal et je sillonne au milieu de nulle part de la forêt de Brocéliande où, selon un rituel breton des êtres immatériels m’ont confié le secret de la fameuse Excalibur, qui ne ressemble en rien à celle de Damoclès me remet les pendules à l’heure. Je parcours ainsi les horizons pour rétablir l’ordre qui accueillera les chevaliers de l’oncle Sam et soumet les roitelets. Fin de l’histoire, j’en ai assez des bonimenteurs. Ainsi peut commencer un mythe.
Un territoire n’existe que parce qu’il a vocation à être occupé. De deux choses l’une en la matière. Il est envahi forcément par des sanguinaires et l’on invoquera la fatalité d’une nature qui a horreur du vide. Il est habité au sens de cultivé et civilisé et l’on louera la générosité et l’intelligence de celui qui le découvre, le chérit et le sacralise. Et par un coup d’épée magique, le territoire devient propriété exclusive d’un clan souverain frappant librement sa monnaie et objet de conflits et de convoitises de tous les autres envieux et traitres à la constitution des fondateurs. Comme ça se joue à pas grand chose, toujours en raison de lois relevant d’un business plan qui plaît aux divinités, le miracle sépare les bénis des maudits, autrement dit les privilégiés des crevards. L’Afrique du Nord, Ifriqya, d’un extrême à l’autre, vit cela dans les contradictions de son quotidien comme de son passé. Latine ou romaine et parfois même grecque ou à défaut vandale, Ifriqya, terres et langues des origines, impose la révérence et se prête à la glorification. Phénicienne ou pire, arabe musulmane, elle laisse un goût acide dans la mémoire avec un mélange bâtard de sauvagerie et de barbarie. Pour les uns, la tragédie prendra place dans l’histoire. Pour les autres, la mythologie fera ses variations au point d’éclipser la sagesse, et l’ordre d’un côté et de l’autre le chaos. D’un côté, la bénédiction du divin, de l’autre, l’empire du mal. Cette vision est certes bien manichéenne, exagérée et provocatrice. Il faudra la nuancer et la rendre conforme à la vérité des faits et des sentiments telle que l’énonce les règles du savoir vivre monégasque. Ou mieux, avoir une éthique de la retenue et ne pas sombrer dans le délire et la paranoïa de l’expansion criminelle. Je vous livre un avis. Le mien. Et il n’a rien de définitif.
L’Ifriqya est pure du fait de son mélange. Elle est de toutes les couleurs. Elle est constituée de toutes les religions et de toutes les croyances. Elle est agitée par tous les courants de pensée et se nourrit aux sources de tous les schismes. Son essence est à l’opposé de tous les programmes d’unification, de simplification et de modélisation. Si l’obsession nous prenait de vouloir trouver une identité à l’Ifriqya, nous serions face à l’aberration d’où naissent les terreurs. L’Ifriqya est mélange. Métissé pour le dire en langage modéré comme tout le monde. Exemple : il est courant d’entendre le vocable « amazigh ». Et en Ifriqya, nous le sommes toutes et tous sans partager ne serait-ce qu’une langue en propre. Si ce vocable était un tissus couvrant tout le territoire de l’Ifriqya, il serait celui d’un habit d’Arlequin dont chaque point serait d’une couleur unique et infiniment différente de celle des points voisins. Prenons encore un autre vocable tout aussi symboliquement chargé, le vocable « juif ». En Ifriqya, nous le sommes toutes et tous. Impossible de nous ranger dans une même catégorie sous prétexte de connaître le chemin de la synagogue et des pierres tombales des ancêtres. Nous sommes confrontés alors au même problème. Si nous reprenons un nouveau tissus, les couleurs diraient nos nuances et non nos différences. Vous avez compris où je veux en venir. Et il en est de même pour tout ce qui est attribué à l’Ifriqya. En Ifriqya, les populations de l’antiquité la plus lointaine à aujourd’hui, sont amazighen, phéniciennes, romaines, vandales, arabes et plus encore. Imaginez un local commercial ayant vu se succéder multitude de gérants ayant chacun une idée précise de la peinture ou de la matière qui convient. Autant de couches de peintures ou de matières superposées. Il faut savoir raison gardée. À considérer les choses sous l’angle des protagonistes du monothéisme, il faut bien se rendre à l’évidence. En Ifriqya, les premiers ont judaïsé, les seconds ont christianisé, les troisièmes ont islamisé. Vinrent d’autres temps, ces populations bercées dans la cryptologie et ayant l’esprit de contradiction bien prononcé, ont décidé de brouiller les pistes. Plus d’une fois. Reconstituer les combinatoires effectuées relèverait d’un défi insurmontable.
Les populations nommées amazighen ont été les premiers occupants du territoire de l’Ifriqya. Une estimation : 8500 ans avant l’ère actuelle. À ce sujet, il est nécessaire de ne pas généraliser. Ce qui est nommé amazighen est composé de multiples tribus ayant des modes de vie multiples et variés. En simplifiant, il existe des tribus sédentaires et d’autres nomades. Certaines occupent les territoires le long des côtes quand d’autres sont installées dans les montagnes. L’unité entre les tribus fait très largement défaut, sauf en certaines circonstances comme lors d’invasions. Le territoire de l’Ifriqya fut convoité par plusieurs « nations ». Les Phéniciens (vers 800 av. J.-C), les Romains (-140 av JC), les Vandales venus du Nord de l’Europe (vers 430), les Byzantins, empire romain d’Orient (vers 530), les arabes (vers 630). Pour la période qui nous intéresse ici, la résistance amazighi à la conquête arabe, bien que d’intensité et de nature inégale, dura 70 ans.
Nous savons bien que la version noire et radicale ne peut l’emporter sur la blanche tout aussi originelle. Dans un cas comme dans l’autre, le dogme et la propagande sont nuisibles et mortifères pour les consciences. L’exclusion du tiers en devient la règle. Chacun finit étranger sous le regard de son prochain. Même et surtout, si l’on invoque le proverbe belliqueux du sud marocain : le territoire appartient au chien qui aboie. Parfois, un saint parchemin suffit pour ériger le mur de la bêtise et de l’ignorance. Refusons un tel diktat sans perspective humaniste, universelle. D’autant que les heures courantes sont graves et portent les germes de l’apocalypse générale.
Ce sujet qui tient en vérité en deux ou trois phrases. Le mythe de la Kahina. J’espère n’offusquer personne ici en le traitant avec légèreté ou ironie. En vérité, je vous le dis : je n’aime pas les faussaires qui créent continuellement la discorde entre les vivants. Je n’aime pas tous ceux au caractère mesquin qui ne savent que piquer et transmettre la haine à travers d’interminables générations. Et parfois certains mythes remplissent cette fonction.
Être ou ne pas être. Réalité ou fiction ? Légende ou mythologie ? Histoire ou propagande ? Symbole ou falsification ? Telle sont les questions que pose Al Kahina. Une chose est sûre. Le roi tient sa tête décapitée dans sa main droite. Un signe d’élégance et de bravoure pour l’époque. Elle prononce, pour lui, des mots restés énigmatiques dans la langue de son quotidien : « the time is out of joint » tirée de Hamlet du Cheikh Del Bir. Peut-être désigne-t-elle son traitre, son amant et son assassin. Il sourit. La prophétesse se soumet enfin aux décrets d’un dieu puissant et miséricordieux. Le message des élus bénis peut se propager et conquérir le coeur de tous les vivants. Autre version qui ne repose sur rien de sérieux, La Kahina prévoyant sa défaite imminente, se jeta dans un puits (Bir ou Ghar) et mourut. Sa tête dégoulinant de son sang royal fut récupérée et envoyée en colis recommandé avec accusé réception à Damas ou Bagdad pour le bon plaisir bien pervers de l’émir Abdel Malik. Le puits ou les puits où se joua son sort sinistre portent son nom d’Algérie actuelle jusqu’en Tunisie tout aussi actuelle. L’histoire sans preuves concrètes peut entamer son travail de falsification. L’histoire du grand Maghreb qui fascina un Delacroix ou un Lyautey peut alors commencer.
Sur le fil d’un rasoir, j’évoque ce matin des personnages féminins ayant enrichi les galeries de la fiction essentiellement occidentale. Bien sûr, vous établirez un lien de parenté avec La Kahina. Celle-ci a bien existé et a accompli des faits bien établis. Elle est souvent comparée à d’autres guerrières et souveraines : Boadicée la celte, Catherine Sforza l’italienne, Zénobia de Palmyre ou Mawia la syrienne. Ces deux dernières sont des reines arabes.
C’est le destin d’un roi des Aurès. Il voulait un fils pour lui succéder. Il eut une fille. Il l’a nomma, mais l’histoire ne fait mention d’aucun acte de naissance dûment enregistré. Aujourd’hui, nous avons l’embarras du choix. C’est selon. Et c’est surtout, le mystère règne. Dihya, Daya, Dehiya, Dahya, Damya, Dihia ou Tihya ? En amazigh, ces prénoms doivent bien avoir un sens, une origine et une étymologie. Reine est ce qui revient le plus souvent. Et son histoire recèle tout autant le mystère. Elle succéda à son père après avoir poignardé un tyran qui s’était auto-proclamé roi. Les témoignages rapportent qu’elle fut considérée comme un guide de son peuple et oeuvra jusqu’à sa mort tragique pour l’unification et la pacification des tribus amazighen.
Pour résumer avant de poursuivre. La Kahina est issue de la tribu amazigh numide Djerawa. La Kahina est une femme qui ravit, irrésistible et foudroyante, aux cheveux couleurs de miel, ses yeux verts émeraudes et parfois tendant vers un bleu azur selon les heures de la journée et les lunes des saisons, une Marylin Monroe de l’époque, issue d’une tribu donnant des chefs et des rois guerriers. Je rappelle juste qu’il n’existe pas de témoignages contemporains de son existence, ni de vestiges matériels attestant sa présence à une date et en un lieu précis.(cf. Danielle Pister, La Kahina, la reine palimpseste). Ibn Khaldoun : » la Kahena, reine du Mont-Auras, et dont le vrai nom était Dihya, fille de Tabeta, fils de Tifan. Sa famille faisait partie des Djeraoua, tribu qui fournissait des rois et des chefs à tous les Imazighen descendus d’El-Ater. » C’est une guerrière à la fois féroce avec ses ennemis et bienveillante avec ses prisonniers. Elle a combattu les Omeyyades conquérants au lendemain de la mort du prophète Mohammed. Elle a unifié les tribus Imazighen pour bouter l’adversaire hors d’Ifriqya. La légende lui prête qu’elle ait obtenu la tête de Oqba ben Nafeâ.
Le mythe d’Œdipe ou de Sisyphe peuvent servir à illustrer tel ou tel propos sociétal, philosophique, spirituel. De l’absurde et de l’invraisemblable, ils peuvent nous guider vers le chemin de la fraternité, de l’harmonie, de l’équilibre et de la liberté. Le mythe de La Kahina, mythe dit fondateur, tel qu’il fut construit et par qui, débouche sur la discorde, la division et la haine. Que savons-nous d’elle ? Très peu de choses et d’une fiabilité historique suspecte. Tout fait débat. Même son appellation et ses prénoms.
Ibn Khaldoun, dont le témoignage fait autorité et qui fut le premier à évoquer La Kahina, lui consacre quelques lignes factuelles quand des romanciers ou pseudo-historiens du 19ème-20ème siècle, principalement des français, des centaines de pages tirées de leur imagination ou des desseins correspondant à leur idéologie coloniale ou opportune de l’époque voire nauséabonde et raciste. Mais là, le fil avec lequel est tissé ce mythe empruntant aux traditions grecques, romaines et judéo-chrétiennes attire plutôt les badauds du nord et désoriente ceux du sud.Nous aimons les histoires de têtes décapitées. Nous connaissons celle d’Osiris intimement associée à celle d’Isis. Ou celle des Gorgones dont la chevelure ne laisse pas indifférent et dont le regard pétrifie. On raconte même que l’une d’entre elles, Méduse, eut la tête tranchée d’un seul coup de serpe par Persée. Il y a aussi l’histoire de Jean le Baptiste dont la tête trône sur un plateau d’argent pour satisfaire les caprices d’une Salomé mécréante, perverse et cruelle. Il y a aussi celle d’Orphée dont il est dit qu’elle murmurait un chant merveilleux sur les eaux et qu’ensevelie elle rendit des oracles. Nous y voilà, La Kahina aurait pu être l’oracle des Monts des Aurès. Elle fut devineresse.
Cassandre est très belle. Elle est fille d’un roi tout comme La Kahina. C’est également une prêtresse ou une devineresse tout comme La Kahina. Nul ne peut résister à son charme. Chacun peut l’imaginer. Supposons-lui des cheveux couleur de miel et des yeux d’un bleu profond qu’on oublierait sa date de naissance. Apollon lui offre les mystères du Ghayb en échange d’un hymen tant désiré. Tout le monde sait le destin que fut celui de cette prêtresse dont les voyances étaient condamnées à demeurer lettres interdites. Pas celles de La Kahina. Elle a de qui tenir. Mais à Delphes, l’on se souvient surtout de la Pythie au milieu de son champs de chanvre dévouée au culte du même Apollon. Une femme, avant tout, pieuse, vierge et chaste. Parfois, La Kahina partage cette qualité. Malgré au moins deux enfantements. Quand La Kahina est décrite comme vierge elle s’inscrit dans une filiation avec la vierge Marie et annonce l’avènement de la guerrière et non moins vierge Jeanne. Cependant, nous lui connaissons deux garçons issus de pères différents. Ceux-là d’ailleurs, sur les conseils ou prophéties de leur mère, m’enrôlèrent dans l’armée arabe et prirent le commandement d’un contingent de 12000 hommes.L’histoire de Judith (Yehudit) dont la signification est « Louée » ou « Juive », nous rapproche encore plus de La Kahina. Les à-peu-près des récits ne s’arrêtent pas, là non plus, à une incohérence près. Il s’agit d’une jeune femme qui aurait pu être fille de roi, d’une beauté inégalée, tantôt veuve, tantôt vierge, qui libera son peuple du joug de Nabuchodonosor, mit fin à l’invasion de sa ville Bethulia aux portes d’Israël en décapitant le général Holopherne aux ordres du tyran babylonien et surtout en restaurant la foi juive de son peuple. Le substantif Kahina qui signifie devineresse, voyante ou sorcière en arabe a été repris et traduit en le rapprochant de Cohen en hébreu pour signifier prophétesse. Évocation explicite à la reine Déborah. Ce qui fait, de fil en aiguille, que la Kahina est considérée de confession juive. Ce qui est fort possible. Tout autant que chrétienne, si on évoque la statuette qu’elle transporte avec elle à cheval. Ou d’une autre confession et croyance polythéiste pratiquée sur le territoire africain. Ce qui est sûr, c’est qu’elle n’est pas arabe et pas encore musulmane. La présence, à la fin de sa vie, de ce Khalid à la fois captif, fils adoptif, amant et traitre n’exclut aucune nouvelle conversion de sa part.
À cette époque, l’islam et ses arabes ou Imazighen conquérants lancés dans le jihad ne provoquaient aucune réaction épidermique, pas même de la part des ancêtres des Bani Zemmour. Mais à partir du 16ème siècle, comme pour s’inscrire dans la continuité de la conquête des rois catholiques d’Al Andalus, toute trace arabe, amazigh ou musulmane devait être écartée et détruite, en particulier par ceux qui envisageaient de s’approprier l’ifriqya. Je renvoie en particulier aux ouvrages de Noureddine Sabri et de Mohammed Kenbib.
Pour conclure brièvement.
Je suis certainement passé à côté de cette grande figure de l’histoire d’Ifriqya. Yemma El Kahina. Je préfère Yemma Daya Ou Yemma Bent Tabeta. J’ai ressenti, pour ma part, la nécessité de la réhabiliter dans sa réalité nue. Il est important que sa présence trône à Beghaï ou ailleurs et peu importe que la ressemblance soit approximative avec la réelle. Pourvu que ça unisse toutes les populations de l’ensemble du territoire, d’Orient et d’Occident. De ce mythe, je souhaiterais qu’il soit l’oracle d’un futur d’Orient et d’Occident où toute fille peut se considérer l’égale d’un garçon dans sa cité, s’instruire comme bon lui plaît et gouverner librement sa vie. Bien plus. De se nourrir sainement. De s’approprier ensemble l’histoire pour avancer et non de semer la division. Nous n’avons pas besoin pour cela de chimères recourant aux odyssées et aux amazones. Nous avons besoin que la paix règne sur la Terre !
Pour aller plus loin :
Ibn Khaldun, Le Livre des Exemples (Tome 2-Histoire des Arabes et des Berbères du Maghreb), NRF- La Pléiade
Noureddine Sabri, La Kahéna : Un mythe à l’image du Maghreb, L’Harmattan-2012
Mohammed Kenbib, Juifs et musulmans au Maroc : Des origines à nos jours, Tallandier-2016