Hommage à Saïd Fennouche
Merci Si Kaci

Il fut un temps où l’ACB était « une fête ». Pas de nostalgie ici, mais la simple évocation d’une société encore insouciante, d’un quartier – Ménilmontant – joyeusement militant, et d’une association riche d’une « internationale » berbère qui rassemblait bledards et rejetons d’un lointain voyage, « Brobros » (Mohia) et « Berberrichons » (Idir), jeunes et moins jeunes, filles et garçons, descendants de l’exil kabyle et des gavroches de Ménilmontant. Le soir, « après le turbin », comme dit la chanson, il fallait voir débouler toute une société qui avait fait du modeste local de la rue des Maronites, une sorte de QG, une seconde famille, l’espace de la militance joyeuse, le lieu des rencontres et des amitiés… Les Saadi, Daniel, Farid, Nasséra, Areski… débarquaient, rejoignaient les deux ou trois permanents qui faisaient tourner la boutique, lesquels bénéficiaient, alors, de l’engagement de tout ce beau monde. Dans le groupe se distinguait celui que nous avions surnommé « Si Kaci », le sieur Saïd Fennouche. L’aîné de la bande. Toujours il arrivait discrètement, presque sur la pointe des pieds.
C’est avec la même discrétion qu’il vient de nous quitter, emporté en à peine trois jours, par un AVC. Saïd Fennouche est mort le 8 mars 2025, un 8 mars… sans vouloir surinterpréter, on peut penser que le vieux militant qu’il a toujours été n’aurait pas été mécontent, et que dans son regard a percé, une dernière fois, cette lueur de vivacité et de joie, qui l’animait parfois. Comme un dernier clin d’œil.
Saïd était notre ainé. Il est né le 15 décembre 1941, à Idjermunen, exactement à Thala N’Tegra, commune de Kherrata. Très tôt, il s’est intéressé à la chose politique. Arrivé en France sans doute autour de la vingtaine, il était de la manifestation des Algériens du 17 octobre 1961. Il échappa aux violences policières en ne descendant pas d’une rame de métro… Ainsi, il poursuivit sa route. Au mitan de la décennie 70, on le retrouve membre du CTA, le Comité de travailleurs algériens, crée en 1976, à l’heure où le racisme tuait des Algériens par dizaines et que l’immigration se mobilisait pour la défense de ses droits. Il sera ensuite militant de l’ATAF, l’Association des travailleurs algérien de France, qui, lors d’un meeting organisé à la Mutualité vit débouler des militants hostiles de la très officielle Amicale des Algériens en Europe. Manque de peau, ce jour-là, des militants du PRS, le Parti de la révolution socialiste fondé par Mohamed Boudiaf étaient dans la salle pour manifester leur solidarité. Ils ne furent pas les derniers à aider les organisateurs. Cette histoire refit surface des années plus tard, quand Saïd croisa Slimane Amara à l’ACB : Slimane, ci-devant militant du PRS, était ce jour à la Mutualité à faire le coup de poing aux côtés de Saïd. Retrouvailles ! Pourtant, Saïd était un paisible, pas belliqueux pour deux sous. Suivant sans doute la mode du moment, il s’était essayé au karaté mais, comme dès le premier cours il s’est rendu compte qu’il pouvait blesser son partenaire, il déserta et fissa tatamis et dojo.
Avant de déménager du côté de Goncourt, Saïd habitait la rue Oberkampf. C’est donc en voisin qu’il participait aux réunions de l’ATAF qui se tenaient régulièrement au Relais de Ménilmontant, le centre social mémoire de tant et tant de luttes et de festivités. Tous ces Algériens, mosaïque de syndicalistes et de militants politiques, se retrouvaient « Au bon accueil », le bar-restaurant du 115 de la rue des Amandiers, là où, dès 1979, des jeunes du cru et quelques étudiants débarqués de Kabylie fomentaient la création d’une association berbère, celle qui deviendra l’ACB. Entre Le bon Accueil et les permanences de l’association Aspic (Animation et spectacles interculturels), il fallut bien que Saïd rencontrât Beben, le fondateur de l’ACB. Ni une ni deux, l’ancien suivit le jeannot, adhérent au projet de l’ACB.
La grande affaire de Saïd à l’ACB fut le théâtre ! Au début des années 80, Mohia cherchait des comédiens… même sans expérience. La rencontre de Saïd avec le dramaturge fut un tournant. Saïd respecta Mohia tout du long, sans jamais se prendre pour un artiste, avoir la grosse tête ou se grossir d’importance. Humble et discret, l’ouvrier monteur-réparateur se transforma en un acteur né ! Le théâtre lui est tombé dessus, et il s’y est révélé. Après une première expérience avec la pièce « Dacuyi », portant sur les questions identitaires, c’est vers 1983 qu’il intègre la troupe Asalu montée et animée par Mohia dans les locaux de l’ACB. Il jouera dans Tacbalit (rôle de Si Kaci, d’où son surnom), une adaptation de La Jarre de Luigi Pirandello, puis ce sera Si Pertuf, adapté du Tartuffe de Molière et Si Lehlu (rôle-titre) adapté du Médecin malgré lui du même Molière. La pièce sera montée par Belkacem Tatem, en partenariat avec Mohia. Saïd s’y montra professionnel, à l’écoute et pleinement dans son rôle. Il en reste une captation vidéo disponible à l’ACB.
Acteur habité, il transcendait ses personnages, au point que lors d’une représentation de Tacbalit, Saïd (Si Kaci), enfermé dans sa jarre, réclame de quoi manger… alors, dans le public, se lève une vieille femme kabyle qui lui apporte un morceau de galette… Pas de quoi perturber Saïd ! Il prend la galette, en mange un morceau, et improvise. L’anecdote révèle autant ses qualités de jeu que la complicité qu’il pouvait nouer avec le public. C’est peut-être pour cela qu’il fut approché pour un film par Arezki Harani.
Il interprétât son dernier rôle dans la pièce Muhend U Chaaban, adapté du Ressuscité de Lu Xun. Il y réalise alors une performance exceptionnelle, bravant toutes les règles de la sévère pudeur kabyle puisqu’il y campe un personnage qui se présente sur scène… nu ! C’est dire à la fois son ouverture d’esprit, son courage et la dimension qu’il accorde à la comédie. Quelques commentaires assassins accusèrent la pièce, et accessoirement l’ACB, de verser dans le… porno. Aux petits esprits le théâtre reconnaissant.
Le théâtre en kabyle a été au centre de la vie de Saïd, au point, au soir de sa vie, de poser, avec un contentement visible, devant l’affiche de Si Lehlu, réalisée par notre ami Pierre Ardouvin. Celui que nous avions surnommé Si Kaci, s’identifiait davantage à la figure de Si Lehlu.
Et puis il y a le domino ! Son point faible. Les dominos, « c’est pour se défouler un peu » disait-il. Mais les dominos c’était du sérieux ! Pas question de perdre. Au cours d’une partie, il pouvait s’emporter contre son partenaire, laisser trainer les yeux sur la main de ses adversaires… Sur ce plan, à l’ACB, il avait un concurrent sérieux : Kateb Yacine soi-même. Le domino c’est de la « stratège » disait Saïd. « On ne dit pas « stratège » mais stratégie » le reprend l’auteur de Nedjma… Ce soir-là, Si Kaci ne se démonta pas : « aux dominos, on dit « stratège » !
Saïd, alias « Si Kaci », fidèle en cela à Mohia, n’aimait pas les tartuffes et, dans son village, il ne s’en cachait pas, auprès des plus jeunes notamment. C’est là qu’il décida, la retraite venue, de se retirer. C’est là désormais qu’il repose. « On est pas des chambres à air, on fait ce qu’on pneu » disait l’ancien spécialiste en pneumatiques. Toutes nos condoléances à son épouse, à ses cinq enfants et à ses proches. Et, comme il disait : « à part ce qui ne va pas, tout va bien ».
▶ Voir un extrait de Tacbalit (La Jarre)
▶ Voir un extrait de Si Lehlu – Vous pourrez voir une projection de l’intégralité de cette pièce le 16/04/2025 à l’ACB – Sur réservation 01 43 58 23 25 ou contact@acbparis.org