Mémoires de Said Sadi
2 - La société kabyle dans la tourmente
Le précédent article consacré aux tome IV des Mémoires de Said Sadi, abordait la question de la participation du RCD au pouvoir sous l’égide d’un Bouteflika omnipotent. Il était aussi question des violences islamistes et du déni des autorités qui engageaient le pays sur la voie de l’amnistie. Cette deuxième partie revient sur le témoignage que fourni Said Sadi à propos de l’assassinat de Matoub Lounès et du Printemps noir en Kabylie notamment.
Les pages consacrées à la Kabylie sont bien sûr nombreuses. Elles s’ouvrent avec l’assassinat le 25 juin 1998 de Matoub Lounès, se referment avec la mort de Mohia Abdallah alias Muḥend u Yeḥya le 7 décembre 2004 à Paris. Entre, longuement évoquée, la tragédie du Printemps noir. Quand l’auteur append par un coup de fil de son épouse la mort de Lounès, sa réaction arrive vite : le temps des « spéculations » ne va pas tarder. Il pose la question : « que sait-on concrètement sur les auteurs de l’assassinat de Lounès ? Pas grand-chose », suivie de cette autre interrogation : « pourquoi Hassan Hattab qui avait publiquement revendiqué l’assassinat de Lounès [et qui] se rendra aux autorités ne fut pas cité au procès ? » « Tout se passe comme si les protagonistes de ce drame avaient passé́ un accord implicite : prolonger indéfiniment les polémiques afin que la valeur marchande du capital mortuaire Matoub ne se déprécie jamais. »
L’année 2001 s’ouvre sur les « impatiences » au sein du RCD quant au « bien-fondé́ de notre proximité avec un homme [Bouteflika] qui n’avait fixé aucun cap », pire qui avait organisé avec son frère et autres clans d’oligarques « le contrôle de la ressource financière du pays. Leur emprise sur les capitaux des banques publiques allait prendre en otage le développement national ». C’est alors que le 18 avril le jeune Massinissa Guermah est assassiné, le Printemps noir s’abat sur la Kabylie. « Toutes les informations concordaient pour arriver à la même conclusion : la volonté de tuer était manifeste » écrit l’auteur. Le 1er mai, le Conseil national du RCD réuni en session extraordinaire décide de se retirer du gouvernement.
A propos du Printemps noir, Said Sadi dénonce les manœuvres de la police politique pour « discréditer l’action politique en Kabylie » et le noyautage des arouch « qui, à l’inverse des assemblées de villages, n’avaient aucun caractère opérationnel depuis la fin du XIXe siècle ». Il résume : « Le fait est que cet activisme ectoplasmique [des aarouch] fut rapidement investi par les officines du régime ». Il ajoute que « l’abandon de la Kabylie par la collectivité nationale fut vécu douloureusement. Des mots, des gestes ou des allusions laissaient deviner que quelque chose s’était rompu dans la matrice algérienne ».
A propos de l’inscription dans la constitution de la langue amazighe comme langue nationale (discours du 12 mars 2002 de Bouteflika) : « la concession ne faisait pas de la langue amazighe une langue officielle mais nul ne pouvait contester qu’il s’agissait d’une avancée symbolique et politique importante ». Pourtant, dans le même temps, la vie politique kabyle était « infestée » par une double manipulation, celle de la présidence qui ne voulait plus voir le désordre se perpétuer en Kabylie et celles autour du chef d’État-major qui entretenait, par arouchs interposés, des noyaux dont ils couvraient agressions et rackets pour disposer d’un levier de pression, des bandes qui, selon l’auteur, pourront aussi être instrumentalisées par la Présidence contre l’état-major.
Prévenu par Ali Benflis, avec lequel il entretient de bonnes relations, il apprend que le général Toufik, le responsable de la police politique, aurait débloqué 800 millions de centimes pour Amara Benyounès afin de financer la création de La Dépêche de Kabylie. Et comme si cela ne suffisait pas, il pointe les actions de « bandes actionnées par le secrétaire général de la Présidence Larbi Belkheir et son homme lige le général Smaïn Lamari » – en « rivalités avec le DRS » – contre les militants du RCD… « L’univers du renseignement étant, bien plus que dans d’autres pays, violent, opaque, mutique et hors de tout contrôle » résume l’ex-patron du RCD.
Face à cet imbroglio de manipulations et autres « surenchères des arouchs », Said Sadi écrit qu’« il nous fallait identifier la part relevant de la provocation du régime et celle qui, au contraire, participait de lourdeurs sociologiques endogènes ou d’inadaptations organisationnelles ». Pour ce faire, il fallait, dit-il, faire un tour d’horizon de la sociologie de la région et de la cohésion de la société kabyle en reconsidérant l’effectivité des tajmaats ; la relation avec l’émigration ; l’explosion démographique ; l’extension de l’habitat au détriment des terres agricoles ; les bouleversements des traditions agricoles, des normes économiques, des habitudes alimentaires et leurs conséquences sur le modèle social, sans oublier les données environnementales et ses effets sur la nature et les populations. Enfin, à propos des relations avec le FFS et son leader Aït Ahmed, il écrit : « le conflit RCD-FFS fut l’un des facteurs qui grevèrent le plus la perspective démocratique en Algérie ».
« Nous n’avons rien en face de nous qui soit à la hauteur des enjeux »
Parmi les rencontres avec des personnalités étrangères et discussions à l’échelle internationale, Said Sadi rapporte ces échanges avec des Palestiniens et son voyage en Afrique du Sud. De ses discussions avec une journaliste palestinienne (Hanane Awad), avec Farouk Kaddoumi (alors n°2 de l’OLP) ou avec Marouane, un ami Palestinien qui avait longtemps vécu à Alger, il dresse un parallèle entre la situation algérienne et palestinienne :
« Le monde musulman devait apprendre à se regarder de l’intérieur et s’accepter avec ses variétés et ses vérités. Si les régimes continuaient à vouloir tout domestiquer, tout uniformiser, à la fin ce serait le fondamentalisme qui gagnerait. » Opposé au phénomène islamiste, Farouk Kaddoumi lui confiait en 2003, prémonitoire et critique quant à l’attitude des Occidentaux, « À l’OLP, nous sommes en train de perdre la bataille de la laïcité ».
En avril 2001 il se rend en Afrique du Sud le pays où la Commission vérité́ et réconciliation aurait pu être une source d’inspiration pour les autorités algériennes, qui ont préféré une amnistie générale pour les membres d’un mouvement insurrectionnel dont elles niaient l’inspiration doctrinale. Lors d’une entrevue que lui accorde le président sud-africain Thabo Mbeki, ce dernier lui confie à propos des responsabilités des régimes en place face aux défis du développement et de la démocratisation : « le plus dur (…) de trouver des États fiables. Des vis-à-vis avec lesquels on pourrait travailler sérieusement et sur le long terme. Nous n’avons rien en face de nous qui soit à la hauteur des enjeux. Quand je dis rien, c’est vraiment rien ». Belkacem At Salem
Said Sadi, Le pouvoir comme défi : 1997-2007, Altava Eds 2024, 450p., 30€
Pour lire l’article précédent
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