« L’étrange étranger »
Voici regroupés une trentaine de textes de ce Kabyle, né en 1894 à Taourirt, dans les environs de Sidi Aïch et mort en banlieue parisienne en 1953. Mohamed Saïl fait partie des rares qui ont pu fréquenter, un temps, l’école primaire ; suffisamment pour devenir un lecteur autodidacte. Chauffeur mécanicien puis réparateur de faïences, il a traversé la première moitié du siècle 20 en antimilitariste (insoumis et déserteur en 14-18), en anticapitaliste, en anticolonialiste virulent mais aussi en antinationaliste. Un message encore et toujours sulfureux !
Mohamed Saïl n’a cessé de rappeler l’injustice d’un système d’exploitation et les conditions de vie inhumaine imposées aux « indigènes », inversant les rôles civilisation/barbarie : la civilisation ? « C’est le vol, la piraterie, le viol qui l’accompagnent toujours ! » « Le missionnaire laïque ou religieux cache sous son froc et dans sa main la chaîne de l’esclavage. » C’est dit et bien dit, car l’homme a du style et du plus plaisant, percutant et persifleur. Dans son combat contre le colonialisme, combat d’une vie entière il n’hésite à faire, en 1924 !, cette comparaison : « Le fascisme italien n’est pas plus odieux que les méthodes de la colonisation employées par les fonctionnaires de la République française ».
La même année, alors que le mouvement national algérien n’a pas encore vu le jour (l’ENA, créée par Imache et consorts, ne verra le jour qu’en 1926), prémonitoire, il met en garde : “Prenez garde qu’un jour les parias en aient marre et qu’ils ne prennent les fusils que vous leur avez appris à manier pour les diriger contre leurs véritables ennemis, au nom du droit à la vie, et non comme autrefois pour une soi-disant patrie marâtre et criminelle. » Mais, en 1951, il en appelle à se méfier des « guignols nationalistes », des « canailles prétendants à la couronne ». Saïl, qui s’est engagé sur le front antifasciste espagnol au sein de la colonne Durutti reste un antimilitariste mais surtout hostile à toute idée nationale. La libération des Algériens ? Oui. Le nationalisme – à commencer par celui de « la bande des quarante voleurs ou charlatans politiciens » ? Non ! Soutien donc à la lutte pour la libération des Algériens mais refus des « récupérations » nationalistes « pour fonder des états-nations capitalistes » : « Pensez donc, un bon petit gouvernement algérien dont ils seraient les caïds, gouvernement bien plus arrogant que celui des roumis, pour la simple raison qu’un arriviste est toujours plus dur et impitoyable qu’un « arrivé » ! Rien à faire, les Algériens ne veulent ni de la peste, ni du cholera, ni d’un gouvernement de roumi, ni de celui d’un caïd. » On pense ici à quelques notes du Journal de Mouloud Feraoun.
Mohamed Saïl, s’est trop tôt engagé. Ainsi, dès 1923, il fonde avec Sliman Kiouane, Le Comité d’action pour la défense des indigènes algériens ; en 1929, pour protester contre l’expo coloniale, il lance le Comité de défense des Algériens contre les provocations du centenaire de 1931. Cet engagement, en actes et par écrits, il en payé le prix puisqu’il passera plusieurs années en prison… Intraitable contre les colons et l’exploitation capitaliste, il condamne avec la même énergie les suppôts du régime : cadi, bachaga, marabouts et autres « dieux du bled » : « La domination française n’est pas assez dure et injuste en elle-même, il faut qu’il se trouve des lâches parmi les indigènes (se réclamant de plus des principes moralisateurs de la religion) qui, pour un morceau de pain se chargent de la besogne des maîtres, en bons chiens de garde, pour tyranniser et juguler leurs coreligionnaires. »
Si, selon Francis Dupuis-Déri, Mohamed Saïl a commencé à fréquenter les cercles anarchistes en 1911 à Alger, c’est dans l’immigration, en France métropolitaine, dans « la gueule du loup » selon l’expression de Kateb Yacine, qu’il versera dans le militantisme actif, soutenant ses « frères » d’exil : « Quand il arrive, même s’il est sans travail, il trouve près des Algériens une assistance qui ne se pratique guère dans d’autres milieux. Il tombe évidemment, sous une exploitation, mais tout de même moins sauvage que celle qu’il subit dans son pays ». Pour autant, ce n’est pas la tarte à la crème de l’Eldorado : « nos camarades indigènes algériens, élevés au rang de grand prolétariat par le séquestre [et] les expropriations de la mercante, n’ont même plus la suprême ressource de procurer à leur marmaille famélique une maigre galette d’orge en louant leur bras hors de la colonie, dans les usines de cette France qu’ils ont pourtant contribué à sauver, comme l’ont dit, de la « horde germanique ». » Ou encore, « L’émigrant se trouve souvent arrêté par les barricades administratives élevées par les serviteurs dociles du coffre-fort. Les « baudets » de l’administration s’efforcent d’arrêter l’exode et repoussent, autant que faire se peut, les malheureux indigènes sous l’exploitation de la flibuste du monde ». Autre temps mais pas autres mœurs… Et si en 14/18 « on exaltait alors l’héroïsme des enfants d’Afrique… quand il s’agissait de crever, ils étaient des héros. Maintenant qu’il s’agit de vivre, ils sont redevenus des « bicots » (1933).
Saïl n’a de cesse d’accuser, et avec quel brio, les cocos staliniens mais aussi la gogoche à papa, celle du Front populaire, sans oublier « la grrrrande presse d’information », « les folliculaires appointés des grands bourreurs de crânes » qui ne cessent d’inventer des « ignominies (…) pour diviser la classe ouvrière » : « qu’un Français coupe une femme en morceaux, viole sa fille ou martyrise un enfant, la presse pourrie trouve cela presque normal tant elle en a l’habitude, mais qu’un « sidi » vole un croissant parce qu’il ne trouve pas de travail, ou qu’il oppose un peu de virilité à la brutalité d’un flic, les journaux titrent en gros caractères et la radio crie au scandale ». Tout cela est écrit avant « nos » « grrrrandes » chaines d’infos en continue…
Dans son utile préface, Francis Dupuis-Déri écrit que « la voix de l’anarchiste kabyle fait écho à celle des anarchistes aujourd’hui engagé-e-s dans les luttes décoloniales. En Occident et ailleurs ».« Décoloniale » ? Peut-être. Mais avec cette précision : chez Saïl, en ménage avec la militante anarchiste Madeleine Sagot, point d’ambigüité, de victimisation et autre essentialisation. Avec des accents shakespeariens, il rappelle simplement que « comme tout être humain, nous sommes nés pour vivre librement : de même constitution organique, de même composition de corps, notre chair souffre comme la leur lorsqu’elle est meurtrie par la faim et notre esprit ressent la douleur atroce de l’oppression lorsqu’elle sévit ». Pour lui, « Français et Algériens n’ont qu’un ennemi : leur maitre. Fraternellement unis, ils sauront s’en débarrasser pour fêter ensembles leur affranchissement. » M. Saïl fait la différence, ne cède à aucune généralisation ou essentialisation : « Camarades nord-africains, il existe une catégorie de « roumis » totalement désintéressés qui luttent sans merci pour le bien-être et la justice sociale, contre les discriminations raciales ». Ou encore : « mes compatriotes, malgré les déboires qui les aigrissent, savent qu’en cette « doulce France », il y a des hommes susceptibles de leur tendre la main. ». Et lorsque face aux injustices, aux discriminations, au racisme, il évoque, en retour, la « méfiance » de ces frères « vis-à-vis des « roumis », il précise, dans une parenthèse, « sans toutefois généraliser » (1952).
« Puisque nous nous côtoyons journellement, cherchons plutôt à nous comprendre pour mieux nous unir face à l’ennemi commun : le capitalisme et l’Etat. » « Se comprendre » exige de l’instruction – il dénonce l’« ignorance voulue et entretenue par l’administration française » et la pseudo scolarisation des indigènes. Il croit au « rapprochement des peuples » pour « faire disparaître » le nationalisme, « comme il fera disparaître les religions ». A dieu ne plaise…
Enfin, dans cette anthologie figure son fameux texte sur « La mentalité kabyle », son « testament politique », paru en février 1951 dans lequel il souligne que ses compatriotes jouissent d’un « tempérament indiscutablement fédéraliste et libertaire ». Dans ce texte, écrit Francis Dupuis-Déri « il rejoint la longue tradition anarchiste initiée par Pierre Kropotkine avec L’entraide et reprise par ses héritiers Pierre Clastres, David Graebner et James Scott, entre autres, et qui consiste à retrouver dans l’histoire et l’anthropologie des expériences de sociétés humaines qui se rapprochent de l’idéal anarchiste. (…) Pierre Kropotkine soulignait d’ailleurs l’importance politique de la djemaa, cette assemblée communautaire traditionnelle de la Kabylie ».
« Le Berbère est très sensible à l’organisation, à l’entraide, à la camaraderie mais, fédéraliste, il n’acceptera d’ordre que s’il est l’expression des désirs du commun, de la base » écrit M.Saïl. En cela, ces écrits conservent une part d’actualité, à tout le moins de pertinence, eu égard aux mobilisations kabyles (mouvements citoyens des Aarchs), aux recherches en cours (voir les travaux d’Alain Mahé), ou encore, dans un contexte d’essoufflement de la démocratie représentative, aux réflexions et expérimentations en matière de démocratie participative.
Mort en 1953 l’anarchiste kabyle a été enterré dans le carré musulman de Bobigny ! « Après une dispute entre sa compagne et des membres de sa famille, qui insistait pour faire observer un cérémonial religieux ». « L’étrange étranger » est bien sûr un clin d’œil au célèbre poème de Prévert, poème qu’il aurait justement dédié à Mohamed Saïl.
Mohamed Saïl, L’étrange étranger. Ecrits d’un anarchiste kabyle. Textes réunis et présentés par Francis Dupuis-Déri, éd. Lux, 176 pages, 10 euros.
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